Vendredi soir. La lueur orange du crépuscule commençait à déteindre sur les collines de Roza. Une couleur chaude, réconfortante, douce et rassurante comme un feu de cheminée. Les villageois allaient et venaient dans les rues, disparaissant derrière une maison de bois ou de pierre, baignés dans cette lumière qui réchauffait les cœurs glacés par la bise qui soufflait ce soir-là. Un vent frais, qui s'immisçait sous le tissu des vêtements pour vous faire frissonner, comme si un mort faisait glisser ses doigts gelés sur votre peau, et murmurait. Oui, le murmure du vent, ce sifflement plutôt, jugé insupportable par tant de personnes. Mais cela n'affectait pas Hélio. Il avait suffisamment de sang-froid pour ignorer ce son, voire oublier n'importe quel bruit. La voix du perfectionnisme et des idéaux tordus rugissant dans son esprit était toujours plus puissante que tout.

Non, il n'entendait pas le vent. Il était au dessus des forces de la nature. Il se croyait incapable d'y succomber, pensait que leur maîtrise était chose aisée. Le futur, d'un rouge éclatant, célèbrerait l'existence d'un monde où à jamais le ciel demeurerait d'un azur parfait tout le jour durant, constellé d'étoiles la nuit venue. Ces nuages orangés n'auraient probablement pas lieu d'être. Bien... Il ne s'était jamais soucié de l'esthétique. Mais la perfection se devait d'être totale, même de maigres détails tels que le ciel devaient être pris en compte dans l'avenir qu'il forgerait de ses mains. Les orages étaient dangereux, après tout, les vagues de chaleur insoutenables. Ces désagréments seraient supprimés. Et surtout, le sifflement du vent ne causerait pas le moindre agacement. Parce qu'il n'existerait pas. L'agacement, s'entend. Le vent, Akagi se demandait si il était nécessaire de le supprimer. Il suffisait d'en étouffer la mélodie sifflante.

N'importe quel détail existant constituait un bon sujet de réflexion. Se contenter d'observer niaisement les alentours n'avait aucune utilité. Il fallait analyser, chercher à comprendre, juger de son utilité, se projeter dans un avenir où l'élément concerné, si il était nuisible, n'existerait tout simplement pas. Mais l'homme aux cheveux bleus était particulièrement pensif ce soir-là.  Il n'avait rien d'autre à faire, en vérité. Il était simplement parti visiter l'Est de l'île, au cas où quoi que ce soit d'intéressant s'y trouvait. Rien, hélas. Quelques jours perdus à poursuivre des informations ou légendes. Ca ne le dérangeait pas. Mais il aurait été préférable de passer ces journées dans le quartier général d'Elara, à poursuivre ses recherches. Notamment sur la Méga-Gemme que son lieutenant lui avait confiée, un peu plus tôt. Démolossite. Un moyen d'accroître la puissance du canidé en sa possession. Démolosse, et ses hurlements infernaux... autant que ceux du vent qui soufflait entre les branches.

Un son étrange émana soudain de l'arbre contre lequel le leader était adossé. Personne autour, pourtant, pas l'ombre d'un Pokémon comme d'un humain. Tous étaient dans le village situé à quelques pas d'ici. Hélio leva la tête. Le cri semblait provenir d'au-dessus de lui. Son geste ne fit que confirmer cette hypothèse : bloqué entre deux branches qui ployaient sous la puissance du vent, se trouvait un ballon violet dont la ficelle pendait misérablement. Le chef aux yeux bleus saisit ladite ficelle, tirant le ballon vers lui. Des yeux se dessinaient de petits orbes noirs, trop brillants pour n'être que des traces dessinées par un enfant au marqueur noir, trop vivants pour plaire à l'homme dont le regard s'était éteint depuis bien longtemps. Des yeux, ceux d'un Pokémon. Un Baudrive. Une de ses subordonnées lui avait déjà parlé de la présence d'un tel Pokémon, dans un lieu tout aussi venteux. Avait-il été emporté par l'impitoyable bise, impuissant ? Cela ne faisait aucun doute.

Le leader sentait la ficelle se tendre sous sa poigne. Il n'avait jamais eu le moindre ballon entre ses mains, si il en croyait ses souvenirs. Ceux-ci étaient flous depuis son voyage dans un monde de chaos, d'amoralité et de monstruosité, et ses nuits sans sommeils rendaient sa mémoire de plus en plus défaillante. Mais il était convaincu que, durant son enfance, jamais il n'avait eu l'occasion de lâcher un simple ballon vers le ciel, vers l'espace qu'il affectionnait tant. Ce n'était sans doute pas plus mal. Ce type de distractions étaient futiles. De plus, jamais les ballons n'atteignaient les étoiles, ils se dégonflaient, se vidaient, se noyaient dans l'eau où ils subissaient une lente décomposition. Non, il n'avait jamais eu d'âme d'enfant. Et ce n'était pas maintenant qu'il en gagnerait une. Son imagination était morte depuis longtemps. Toute beauté et toute droiture étaient mortes en lui. Le chant fort et faux de la tempête ne pouvait plus agir là-dessus…

Le petit cri que le Baudrive poussa à cet instant était faible, étouffé par le pansement collé sur ce qui devait être sa bouche. Une voix étrange, un regard singulier, comme si il voyait des choses qui n'étaient pas présentes, d'autres êtres qu'eux. Peut-être était-il plus émotif et imaginatif que l'humain, celui-ci n'en avait aucune idée et ne se sentait pas plus concerné que cela par la question. Le problème, désormais, était de savoir quoi faire du Pokémon violet. Il pouvait le lâcher, évidemment, mais mieux valait en faire quelque chose d'utile, puisqu'il ne semblait pas vouloir l'attaquer.

De toute façon, qu'est-ce qui lui arriverait si il ouvrait la main ? Les ballons n'atteignent jamais les étoiles, ils finissent inexorablement par s'essouffler et sombrer dans les abysses.

A ce moment, un bruit de pas se fit entendre. Une voix, à peine plus forte que le sifflement de la bise, tremblante, usée par le temps. Le temps n'avait pas de pitié, comme le vent.
"Merci de l'avoir récupéré, monsieur ! Nous essayons parfois de le relâcher, mais il revient toujours dans notre refuge... Nous nous sommes dit qu'il n'y avait peut-être pas assez de vent pour lui permettre de s'éloigner suffisamment... Alors nous avons tenté aujourd'hui... Mais je l'ai vu coincé dans ces branches, merci de l'avoir sorti de là…"

Il était visiblement essoufflé. Il avait dû courir après le Baudrive au regard bizarre... Celui-ci, en voyant le vieil homme approcher, sursauta, et émit un bruit plus étrange encore que les précédents. Un mélange indéfinissable de gloussement et de sifflement. Une bête anormale, sans doute. Cela dit, il attirait son attention, qu'un simple Pokémon n'aurait pas éveillée. Ce qui sortait de la norme ne le dérangeait pas, au contraire...

"Euh... Pardonnez-moi, monsieur…"

Hélio reprit brusquement ses esprits. Il divaguait... Il devait arrêter de se perdre dans ses songes comme cela. Ca lui arrivait de plus en plus souvent. Trop souvent. Surtout lorsqu'il finissait, pour une quelconque raison, par repenser à sa défaite. Ceux qui l'avaient causée. Penser au point d'en devenir aveugle et sourd aux hurlements du vent.

"Désolé, s'excusa le Galaxie. J'étais perdu dans mes pensées.
- Ce n'est rien, ce n'est rien... Mais je vous demandais si vous vouliez l'adopter ? Il n'a pas trouvé de dresseur, vous pourriez peut-être en prendre soin…"

Garder ce Baudrive ? Il semblait assez faible, comparé à son équipe. Ce n'était peut-être pas une bonne idée. Cela dit, il n'aurait pas à s'en occuper, puisqu'il ne mangeait, ne dormait probablement pas. Ca l'arrangeait. Il espérait juste que son caractère, apparemment assez bizarre, ne soit pas trop envahissant... Bah, il avait déjà Dimoret. Il se débrouillerait. Deux de ses Pokémon avaient été tués par Giratina, il avait besoin d'agrandir son équipe.

"Je le prends."

Hélio n'écouta pas vraiment ce que le vieil homme dit ensuite. Il se contenta de le remercier pour lui avoir confié le ballon. Ce serait sans doute suffisant. Il avait toujours la ficelle tendue au possible du Baudrive aux yeux rieurs dans la main. Il devait vraiment racheter des Balls, le transporter ainsi n'avait rien de pratique... Mais il devrait s'en contenter, pour le moment. Il avait au moins gagné un nouveau membre dans son équipe. Faible ou non, cette présence n'était pas négligeable...

Lorsqu'il se retourna et partit, il n'écoutait pas plus les paroles du vieillard, qui avait continué à lui parler. Peut-être qu'il regrettait de lui avoir confié, peut-être qu'il allait lui donner une quelconque indication... Rien de très important. De toute manière, le vent était trop fort, et couvrait le son de sa voix.

Uranus. Ainsi que certains nommaient un dieu du ciel, en des temps reculés. Comme l'astre, aussi. Ce nom était tout de suite venu à l'esprit du leader, alors qu'il continuait sa route. Il lui était arrivé de donner des surnoms à ses Pokémon, ils lui venaient souvent sans qu'il y réfléchisse, comme ici. Il ne les employait jamais. Inutile et trop sentimental. Néanmoins, la créature mauve méritait bien un surnom... sans doute. Va pour Uranus, dans ce cas… Il le portait bien, de toute façon.

Et un cri étrange et joyeux brisa la mélodie sifflante du vent...