• 1 •
"
Abra ... ABRA LÂCHE MOI CA !" Devant le regard du petit pokemon psy, Devin ne put contenir plus longtemps son sourire. Dite très vite, sa remarque pouvait sonner comme une formule magique.
Abralachemoiça. Ses collègues allaient encore le prendre pour un fou. Glissant sur les roues de sa chaise, le scientifique ôta les Lunettes Filtres des mains de son pokemon pour se concentrer sur l'écran de son ordinateur. Depuis plusieurs semaines, une maison du quartier enregistrait des fluctuations magnétiques de plus en plus fréquentes et importantes. Les relevés étaient fiables et sans contestes : quelque chose perturbait le champ électromagnétique de la bâtisse. Se pourrait-il que ... ?
Se calant contre le dossier de sa chaise de bureau, Devin passa une main lasse dans ses cheveux blancs et soupira. Il se faisait tard et son esprit fatigué divaguait une fois de plus. Quelque part, son Spectrum jouait dans des cartons tandis que son Abra, désœuvré sans son jouet étrange, était retourné piqué un somme dans un coin. Pourquoi tout ne pouvait-il pas être aussi simple que ça ? Jouer et dormir. Il regrettait l'insouciance de l'enfance.
Un bip sonore se manifesta sur l'un des moniteurs de son petit laboratoire. Les fluctuations recommençaient. Plus puissantes que les précédentes. Devin jeta un coup d’œil sur la pendule qui pendait quelque part sur un des murs obscurcis de notes. Il était plus d'une heure du matin, et le temps avait comme à son habitude filé sans crier gare. Tout coïncidait. La date. L'heure. Elle revenait vers lui, enfin. Mélinda.
• 2 •
Devin revoyait ses jeunes années comme un film qui ne lui appartenait pas. Il pouvait feuilleter les photos des albums entassés quelque part sans pour autant se sentir concerné par ce qu'elles représentaient. Comment l'aurait-il pu ?
Au fil des pages, il se revoyait enfant, à jouer sur les bords de mer, à regarder son père travailler au musée océanographique. Grâce à elles, il se souvenait de sa première rencontre avec Stalgamin et de leur entente immédiate. Les photos faisaient défiler les sourires et les rires de l'enfant et de l’adolescent qu'il avait été, le regard malicieux de sa mère, les repas organisés, les célébrations, les sorties en famille.
Puis elle était là. Mélinda. Au début simplement sur les albums de fin d'année de l'école des scientifiques d'Hoenn, elle apparaissait de plus en plus souvent sur les photos. Dans un parc, à réviser avec Devin et leurs amis communs, dans un bar après les examens. Puis l'objectif avait capturé des regards complices, des gestes tendres. Elle et son Abra finirent par faire partie de sa vie.
Les pages suivantes, Devin ne les connaissait que trop bien, et se refusait de les regarder. C'était encore trop tôt. C'était encore trop de souffrances qu'il n'arrivait pas à exorciser. Le pourrait-il un jour ? Il y voyait les yeux de Mélinda, pétillants. Sa longue silhouette en contre-jour sur la plage. Sa robe lors de leur mariage. Puis une troisième tête s'invita sur les photos, leur petite fille. Les années défilaient, trop rapidement, sur les quelques pages à peine consultées du dernier album. La petite grandissait, la famille vivait heureuse à Algatia. Puis l'accident. Les ténèbres. Et la fuite.
• 3 •
Il était parti. Loin. Devin avait fui Algatia. Il avait fui Hoenn. Il avait fui les souvenirs de Mélinda qui semblaient le poursuivre inlassablement. Même le regard de leur enfant lui rappelait trop douloureusement ce même regard que sa femme avait. Alors il était parti. Mais il n'avait pu se résoudre à tout oublier. C'était l'oublier elle. Or, elle vivait encore, à travers lui, à travers leur enfant. A travers le lien qu'elle avait tissé avec son Abra.
Agenouillé devant sa fille, il lui avait passé une main douce dans les cheveux. Les mêmes cheveux que sa mère. Dieu qu'elle lui ressemblait. Et son cœur mourut une fois de plus en y repensant. Il balaya d'un mouvement de tête les pensées qui s'y bousculaient et regarda leur fille. "
Je vais partir, ma puce. Un mois, peut-être deux maximum. Mais tata sera là et rien ne changera tu sais. Je t'appellerai tous les soirs, tu verras tes copains à l'école et tu joueras avec Funécire le soir. Papa doit juste ..." Partir ? Fuir ? Laissant la chair de sa chair derrière lui ? Pourquoi ne pouvait-il pas se résoudre à abandonner Abra alors qu'il laissait sa fille derrière lui ?
Parce qu'Abra avait entretenu un lien psychique avec Melinda. Une connexion unique que les dresseurs de pokemon psy connaissaient. Des dialogues silencieux. Des mouvements similaires et synchronisés. Et secrètement, Devin était bien résolu à mettre à profit ses connaissances scientifiques et les dons des pokemon pour tisser un contact, même ténu, avec sa femme à travers ce lien. Et il refusait que sa fille ne le voit en colère, souffrant de la perte de sa femme, frappant ce qui l'entourait, hurlant sa douleur et son désarroi. Elle était trop jeune.
• 4 •
Le bip du moniteur tira Devin de sa rêverie. Le second mois touchait bientôt à son terme. Deux mois qu'il travaillait à Mell dans l'Observatoire pokemon. Son diplôme de chirurgien lui avait permis d'ouvrir les portes de laboratoires marginaux étudiant les phénomènes liés aux pokemon, et très vite il s'était fait une place de spécialiste des pokemon spectre et psy. Mais tous ignoraient les motivations qui poussaient le scientifique à veiller tard le soir et à étudier si précautionneusement les relations que pokemon et dresseur pouvaient avoir. Ils le pensaient juste passionné, de ce génie dérangeant et incompréhensible dont certains étaient investis. Ou complètement fou.
Il se leva lentement de sa chaise, s'empara de son manteau, enfonça ses lunettes sur l'arrête de son nez et rappela ses pokemon. Le scientifique devait en avoir le coeur net. Il devait savoir si Melinda l'appelait enfin. Si elle se manifestait. Si elle était revenue, lui permettant ainsi de revivre et de reprendre goût à ce qui l'entourait. Devin avait l'impression depuis quelques mois de vivre en apnée. Elle était sa bouffée d'oxygène. Et enfin elle était de retour.
• 5 •
Les planches de la maison grinçaient, mais Devin ne s'en souciait pas. Il lui fallait continuer. Il approchait du but. Son Spectrum flottait devant lui tandis qu'Abra avançait en lui tenant le bas de pantalon. Momartik flottait quelque part, apparaissant parfois au détour d'un couloir, le guidant dans les recoins sombres de la haute demeure. Le regard de l'homme était fixé sur l'oscilloscope qui vrombissait dans sa main. Les fluctuations continuaient à s'intensifier à mesure qu'il marchait dans la demeure. Il lui fallait faire vite, avant qu'elle ne parte.
Sa main se posa sur la rampe de l'escalier et ses pas résonnèrent dans la montée. D'anciens cadres avaient marqué le papier peint défraîchi que l'humidité décollait par endroit. Les grincements se répétèrent à l'étage tandis qu'une respiration rapide, haletante, se faisait entendre. Il y avait quelqu'un, quelque chose. Le coeur de Devin fit un bond. Le scientifique s'imaginait déjà revoir le visage de Mélinda. Dieu qu'elle lui manquait.
Au sommet de la volée de marches gondolées et irrégulières, l'homme ferma les yeux un instant et tira sur sa cigarette. La vapeur chaude se propagea dans sa gorge et piqua ses poumons pour ressortir, brûlante, d'entre ses lèvres. Une porte lui faisait face, entrouverte, et une lumière tremblotante et bleutée perçait de l’entrebâillement et se propageait sur le palier. Devin poussa la porte lentement. Un Funécire flottait dans la salle. Et à ses côtés ...
"
Papa ?"
• Fin ? •
Les tasses fumaient sur la petite table rectangulaire de la cuisine. Devin se faisait l'effet d'un étranger dans sa propre petite maison de Mell. Combien de temps y avait-il passé depuis son arrivée ? Le compte devait se tenir en quelques heures, à peine. En face de lui, sa fille avait le regard perdu dans les ondulations de sa boisson cacaotée. Deux mois s'étaient passés, et le scientifique avait pourtant l'impression que plusieurs éternités s'étaient écoulées depuis son départ d'Hoenn.
"
Dis, papa, tu ne vas pas disputer Abra, hein ?" Le regard de sa fille lui brisa le cœur. Bien sûr, elle s'inquiétait pour le petit pokemon psy. Elle s'était toujours inquiété pour lui. C'était l'héritage que leur avait laissé Melinda, après tout. Devin lâcha un long soupir avant de remuer une énième froid son café tiède. Dans un coin du salon occupé par un imposant canapé et un meuble tv, Abra dormait du sommeil du juste tandis que Spectrum s'amusait à redécouvrir que ses mains pouvaient passer à travers les parois de la maison.
Le père lança un regard doux à sa fille, la seule personne capable de faire naître en lui cette sensation de quiétude qu'il pensait avoir perdu. "
Non, ne t'inquiète pas. Je pense juste que tu lui manquais. Tout comme à moi." Cela faisait plusieurs jours que le pokemon psy se téléportait le soir pendant que le scientifique était occupé au bureau et le pensait endormi. Sa fille lui avait expliqué qu'Abra s'était un jour matérialisé dans sa chambre et que la tante de la petite avait été alerté par les éclats de rire qui provenaient de sa chambre alors qu'elle aurait du y être seule. Le petit pokemon avait donc pris l'habitude de l'emmener dans une maison inhabitée de Mell dans laquelle les deux pourraient jouer et parler sans déranger le voisinage. Et ce sont ces téléportations qui avaient perturbé les moniteurs du laboratoire de Devin et attisé sa curiosité. Sans eux, le petit manège de sa fille aurait pu durer encore plusieurs semaines.
"
Et maintenant, je vais rester ici ?" Les pensées du scientifique se bousculèrent dans sa tête à l'en rendre confus. Une baie Kika lui aurait fait le plus grand bien. Mais le regard plein d'espoir de sa fille acheva de lui faire prendre une décision. Il passa une main lasse rien qu'à l'idée des prochains jours qui l'attendaient. "
Oui. Je vais d'abord appeler ta tante ce soir pour ne pas qu'elle s'inquiète. On va faire venir ici tes affaires dans la semaine." Puis plus pour lui même : "
Je vais devoir t'inscrire dans une nouvelle école, changer mes horaires de travail, faire les courses, nettoyer ta chambre ..." Il fut sorti de l'énumération effrayante de ce qui l'attendait par la main frêle et douce de sa fille, qu'il n'avait pas vu se déplacer, sur son épaule. "
Tout sera parfait papa. Nous sommes réuni, tout va bien se passer." Elle claqua un baiser sonore sur la joue de son père avant de partir en courant dans sa chambre, suivie du Abra réveillé et joueur. Devin se promit de mieux surveiller ces deux là.
Il se leva lentement de sa chaise, fatigué physiquement et mentalement par la succession inédite des événements. Sa fille était arrivée par téléportation. Original. Mais plus rien de l'étonnait la concernant. Mélinda en aurait sûrement ri, la sachant en sécurité. Le scientifique posa les tasses au fond de l'évier et monta l'escalier pour aider sa fille à s'installer et à poser la première pierre de leur nouvelle vie à deux à Mell.