« Oui. Levé, huit heures sans faute. »

Rafaël poussa un discret soupir. Elle ne releva pas le « sans faute », qui était sans aucun doute une remarque due à ses retards prolongés et habituels, et se replongea dans son assiette. Bon, autant vite manger et vite regagner son lit. Demain ne serait sans doute pas une journée facile... Et un instant, elle se demanda si elle avait bien fait d'aller à la rencontre de Neel. L'interrogation fut pourtant vite conclue lorsqu'elle frissonna de peur et de dégoût. Oui. Avec Lance, ça aurait été une horreur. Avec Neel, au moins, elle semblait à l'abri de cela.
Elle semblait.

« C'était bon ? Vous n'avez pas tout mangé... il faut dire qu'ils vous ont mis la dose ! Dites, si vous voulez... on pourrait prendre un dessert chez moi ? Ce soir après mon service ? Ce serait vraiment dommage de vous voir disparaître... »

Surprise, la gitane avait écarquillé les yeux. Si elle avait l'habitude des remarques lubriques et des mains baladeuses, en revanche, on lui faisait rarement une invitation aussi charmante... et cela la laissa muette.
Mais elle ne put rien dire, que soudainement, elle se sentit tirer en arrière. Choquée, Rafaël voulut se défendre et frapper l'intrus quand elle se rendit compte qu'il s'agissait de Neel. Sa main resta en suspens – le contre-coup de la hiérarchie -, et elle se laissa tirer hors de l'établissement sans pouvoir dire un mot. Le pauvre serveur, ébahit, mit quelques secondes à se reprendre pour prévenir la sécurité. Et quand ils furent dehors, la farouche gitane reprit ses esprits. Elle frappa violemment le bras de Neel pour qu'il la relâche.

- Ça ne va pas ?! Cracha-t-elle, sauvage. Vous vous prenez pour qui ?!

Elle le repoussa, libéra son bras rougi. Il lui avait fait mal en plus, cet idiot. Et puis, même, parce qu'il était son supérieur il se pensait libre de tout acte sur elle ? Elle ne lui appartenait pas.

« Et si tu as le temps de t'amuser, passe le plutôt à te rendre utile. »

Rafaël fronça sèchement les sourcils. Toujours le même reproche, qui lui paraissait injustement infondé. Qu'avait-elle fait, encore ? Elle mangeait, simplement. Elle ne s'amusait pas. C'était bien lui qui lui avait dit de se reposer, non ? Et la gitane ne voyait pas en quoi elle avait pu fauter.

Neel la regardait froidement, le visage tordu par une espèce de fureur qu'elle ne comprenait pas, quand deux hommes s'approchèrent d'eux. La sécurité. Et le lieutenant, après lui avoir gentiment rappelé son rang de sbire, prit les choses en main. Pour le moment, Rafaël le laissa faire. Pour le moment. Et pour ne pas avoir d'ennuis, surtout. Alors elle se força à adresser un petit sourire – crispé – rassurant aux deux vigiles.

« J'allais rentrer avec ma compagne. »

Pardon ? Rafaël dut lutter pour ne pas lancer au rouquin un regard choqué. En plus de la proximité dérangeante et intolérable qu'elle avait avec le lieutenant, voilà qu'elle devait jouer ce jeu-là, maintenant ? Elle fronça les sourcils, soupira intérieurement, prit sur elle. Et cela lui coûta beaucoup.

Finalement, les deux vigiles abandonnèrent. Quand ils eurent disparus, Rafaël voulut s'écarter du rouquin, mais elle n'eut pas le temps qu'elle se fit entraîner de nouveau. Où ? Quand la direction devint incertaine – la maison où elle logeait avait été dépassée depuis quelques mètres -, la gitane freina et retira sèchement son bras pour se défaire de la poigne de Neel. Il lui faisait mal, bon sang.

- Ça suffit, cracha-t-elle, fière et digne. Votre crise, ça suffit.

Elle le regarda durement, toujours belle et fière même dans sa colère. Rafaël n'avait pas un tempérament à se laisser marcher sur les pieds, supérieur ou non. Elle ne s'écraserait pas.

- J'ai dit que je serai présente demain, à huit heures. Vous m'avez renvoyée tout à l'heure, alors jusque demain huit heures, ce que je fais ne vous regarde pas.

La gitane gémit de surprise quand, brusquement, elle fut attrapée par le col de sa blouse. Un bouton éclata, encore. Aussitôt, elle serra les dents et renvoya au lieutenant un regard noir et fier. Parce qu'elle était une sbire, elle devrait sagement se laisser faire ? Jamais. Elle avait assez donné.
Et encore, il lui reprocha son manque de travail. À cela, Rafaël ne répondit pas, n'en fut pas le moins du monde affectée. C'était normal qu'elle ne fasse pas bien son « travail » : elle n'avait aucune envie de le faire, voilà tout. Pourquoi voudrait-elle faire des choses aussi horribles ?

« Alors à moins que tu préfères repartir avec Lance, je te conseille de surveiller tes mots. »

La menace eut le mérite de calmer tout de suite la jeune femme, qui écarquilla les yeux d'horreur. Oserait-il, vraiment, la mener à Lance ? Oui, peut-être. Cette fois-ci, Rafaël ne préféra pas jouer avec le feu. Alors elle prit sur elle, encore, et baissa les yeux en fronçant les sourcils. Elle n'ajouta rien, se tut, s'écrasa.

Neel finit par la relâcher, assez sèchement, et lui cracha une nouvelle réplique avant de tourner les talons. Quant à Rafaël, elle resta immobile, silencieuse, la blouse ouverte sur sa poitrine et les yeux baissés vers le sol. Elle dut rester ainsi un long moment, sans s'en rendre compte, car lorsqu'elle revint à elle, ses épaules tremblaient de froid. Un passant s'approcha, lui demanda si ça allait, et elle ne répondit qu'évasivement avant de s'éloigner. Elle mit un peu de temps à retrouver son chemin et la maison dans laquelle elle logeait ce soir, et lorsqu'elle se coucha, elle était toujours aussi ailleurs. C'est avec beaucoup de mal, et quelques larmes de rage, qu'elle trouva le sommeil cette nuit-là.

Elle haïssait, vraiment, cette soumission affreuse dans laquelle on l'avait plongée.

Huit heures. Huit heures moins onze, en vérité. Rafaël se tenait devant la brasserie, patientant, attendant que le lieutenant arrive. Pour palier à la fraîcheur du matin, elle portait un large gilet gris épais, un jean sombre et un t-shirt à col haut. Tout pour se cacher, rien pour se montrer. N'osant pas tellement s'asseoir à table pour commander un café, elle patientait simplement debout face au soleil levant, lequel donnait à ses cheveux noir de jais un joli reflet bleu.

Elle avait passé une nuit épouvantable, d'ailleurs ses yeux sous son épaisse frange en étaient encore cernés. Une nuit à penser, à pleurer, à penser encore. À se demander pourquoi elle était là, ce qu'elle ferait si elle n'avait pas été enrôlée – une fac d'histoire, peut-être ? -, à se demander si sa vie aurait été autrement si sa mère ne s'était pas tuée. Une autre vie, un autre père, une autre avenir. Loin de la Team. Et Rafaël ne cessait de ressasser la même question depuis des heures.

Alors ce matin, puisqu'elle n'avait pas vraiment dormi, la gitane s'était levée tôt. Une douche, une main dans ses cheveux plus pour les ébouriffer que pour les coiffer. Un café au distributeur du centre, vers sept heures. Un fruit. Et elle avait marché, marché, jusqu'à parvenir à la brasserie. Elle ne savait pas tellement où le rouquin lui avait donné rendez-vous, alors elle avait supposé qu'ici, il la retrouverait facilement. Comme quoi, elle avait beau être inutile au travail, elle n'était pas vraiment stupide.
Juste un bon sbire, soumis et silencieux. Apeurée depuis la crise d'hier, fidèle aux ordres.

Voilà, elle était là. En avance, en plus.

« Hé. »

Rafaël quitta ses songes et se retourna. Ah, le voilà déjà ? Son regard clair glissa derrière lui, s'étonna un peu. Il venait de la brasserie, elle ne l'avait même pas vu. Il ne la salua pas, elle en fit de même. Et vint la première phrase désagréable, comme si le rouquin n'était capable que de ça.

« J'avais dit huit heures. »

- Parce que si je suis à l'heure, ce n'est pas bien non plus ?

La remarque avait été cinglante, quoique prononcée sur un ton moins défensif que d'habitude. Peut-être un peu plus las, plus fatigué. Rafaël commençait à montrer des signes de faiblesse, sa nuit avait été déprimante. Mais il fallait savoir, aussi. Quand elle était en retard, il l'engueulait, et quand elle était en avance, elle se faisait reprendre aussi. C'était quoi, la bonne attitude ?

« Tu as dix minutes encore pour manger. »

Et il lui mit un paquet dans les mains. La brune cilla, surprise. Ah ? Elle ouvrit la serviette pour découvrir un croissant frais, et resta étonnée quelques instants. Voilà qu'il la nourrissait, maintenant ? Il avait peur qu'elle ne meure de faim, en plus d'être une incapable ? Qu'il soit rassuré, elle n'allait pas se laisser mourir pour quelques simples répliques lancées vingt fois par jour... elle avait l'habitude. Elle avait l'habitude de tout. Enfin, elle remarqua surtout que le rouquin avait l'air d'être très à cheval sur les horaires. Huit heures, c'était huit heures, pas après, pas avant.

« Dès que tu as fini, on y va. Nous avons de la route », rajouta-t-il.

Rafaël regarda le croissant, replia la serviette autour. Elle n'avait pas faim, pour le moment. Peut-être le mangerait-elle en route. Alors elle le rangea dans son sac.

- … je le mangerai plus tard. On peut y aller.

Pour la première fois depuis aujourd'hui, elle le regarda vraiment, ancra son regard dans le sien. Et elle attendit simplement qu'il fasse le premier pas pour le suivre.

« Suis-moi. »

Rafaël ferma les yeux un instant et lui emboîta le pas. Avait-elle le choix, après tout ? Oui, lui dirait Aaron, mais la vérité était bien loin de ça.
Ils marchèrent quelques minutes, avant de s'arrêter devant une petite voiture. La gitane haussa un sourcil étonné. Oh. Elle avait cru qu'ils repartiraient à pieds, un bus, ou en vol... mais à bien y réfléchir, ce n'était pas plus mal. De son côté de la voiture, elle hésita un moment. Avant ou arrière ? Quelques secondes passèrent, et quand elle fut enfin décidée, Neel s'approcha d'elle pour  ouvrir d'un coup sec la portière légèrement bloquée. Ah. Pas le choix, donc. Encore.

- …

Alors, elle monta, silencieuse, et s'installa à la place du mort. Quelle ironie. Être si proche du lieutenant la mettait légèrement mal à l'aise, mais elle essayait de ne rien montrer et de regarder partout sauf vers lui. La voiture ne tarda pas à quitter la rue, et la ville. Rafaël fut attentive à la route un moment, puis elle s'en désintéressa pour poser la joue contre le vitre fraîche. Elle soupira, doucement sans s'en rendre compte. Il faisait tiède, pas trop froid dans l'habitacle. Alors elle ouvrit son grand gilet et le repoussa doucement sur ses hanches, faisant apparaître un t-shirt clair qui ne montrait rien de sa poitrine, mais qui laissait suggérer la taille de celle-ci et son ventre plat. Et cessant d'observer distraitement ce qui passait par la fenêtre, Rafaël finit par fermer les yeux. Elle était silencieuse. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien dire, de toute manière ? Ce type était grincheux, violent, et agressif pour un rien. Alors elle se reposait simplement. La route serait longue.

Une heure après, ayant un peu faim, elle sortit de son sac le croissant qu'elle grignota par petits bouts en silence.

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