Someone You Loved

Il avait été là, à son réveil.

Et tous les jours qui avaient suivis.


Des mois que l’accident avait eu lieu. Vulpix avait retrouvée la santé, mais son moral n’était toujours pas au beau fixe. Sa dresseuse lui manquait, et Rafaël avait beau faire son deuil chaque jour un peu plus, la petite renarde ne voulait rien entendre. Quant à l’épaule blessée de la gitane, elle s’était refermée sur une longue cicatrice, qui s’étirait et blanchissait au rythme de sa guérison.

Des changements, il y en avait eu : la mutation de Rafaël au service scientifique, pour commencer. La jeune femme ne quittait désormais que peu les laboratoires des sous-sol, ce qui lui assurait une autonomie et une liberté plus acceptables que lorsqu’elle était sbire à l’extérieur. Et surtout, personne ici ne venait la harceler. En revanche, ses yeux fatiguaient de chercher sans cesse des choses qui n’existaient pas, sous l’autorité des scientifiques Rockets tous plus cinglés les uns que les autres. Sa peau de gitane avait blanchi, ses yeux gris transpiraient la monotonie de ses journées à l’intérieur. Mais néanmoins, la jeune femme y trouvait son compte : parfois, ses recherches étaient intéressantes, et son intelligente curiosité était stimulée toute la journée. La petite sbire effarouchée grandissait, murissait entre ces murs éclatants.

Et puis, elle n’était pas forcément seule. L’Ectoplasma gris qui la suivait depuis ses aventures à Elara trouvait sa nouvelle victime de plus en plus intéressante. Cette gamine mutique, aux cauchemars nocturnes délicieux, touchait de plus en plus sa gentillesse enfouie. En plus de la rafraîchir quand la brune souffrait de la chaleur du sous-sol, il cherchait à la faire rire. Cela n’arrivait pas souvent, mais lorsque c’était le cas, la pression emmagasinée par Rafaël descendait d’un cran, et elle gratifiait le spectre d’un sourire épuisé et sincère. Mais la jeune femme n’osait pas croire que le fantôme la suivrait toujours : Ectoplasma était libre, sans pokéball accrochée à sa ceinture. Il la suivait par envie, apparaissait de temps à autre et repartait tout aussi soudainement. S’il ferait un jour partie de son équipe ? La brune ne se posait pas la question et prenait les choses comme elles étaient.

Enfin, il y avait Neel.

Comment résumer une telle situation, une telle liaison ? Un couple atypique, au coeur d’une des plus grandes organisations criminelles du monde. Un duo aux caractères si différents, aux ambitions contraires, qui s’était révélé brusquement, un soir de printemps il y avait quelques mois de cela.
Bien sûr, le couple - elle frissonnait toujours en pensant à ce mot qui les caractérisait si étrangement - se voyait en cachette. Rafaël souriait, un sourire discret et joyeux, quand le lieutenant descendait au sous-sol afin de « juger du travail de ses équipes ». Il se penchait alors sur son travail, effleurait sa main, son bras, sa taille. S’il n’y avait personne autour, le rouquin osait alors quelques baisers sur son cou, le couple s’étreignait et s’embrassait. Leur affection était tendre, car Rafaël se braquait vite et ne lui avait pas encore offert beaucoup. Mais elle avait trouvé en Neel - qui l’aurait cru ? - un compagnon compréhensif et patient.

Là encore, la gitane ne préférait pas se questionner. Car c’était encore pour elle, traumatisée des hommes et des Rockets, inconcevable et incompréhensible de se retrouver dans une telle situation aujourd’hui, d’autant plus avec un lieutenant Rocket. Alors elle prenait simplement les choses comme elles étaient, avec affection et joie.
Peut-être que Neel serait comme Ectoplasma, simplement de passage dans sa vie.




Ce soir-là, alors que l’été prolongeait le soleil sur Alera, la gitane s’était rendue sur la côte de Marivon, en retrait du port et des commerces, là où la végétation commençait et s’étendait jusqu’à Roza. Elle y venait peu souvent, pourtant, sa présence en cet endroit était comme un rituel auquel elle ne dérobait jamais. Un rituel entamé il y avait presque deux ans de cela, alors qu’elle n’était sur l’île que depuis peu de temps.

Une journée qu’elle n’avait jamais réussi à oublier, une journée marquée par le sang sur le sable, par une rencontre qui avait failli changer sa vie à jamais, et surtout par un cri de détresse, par un orphelin que chaque mois, elle venait voir à ce même endroit.

Il y eut un remous dans l’eau. Rafaël, accompagnée de Thane, leva les yeux et se mit debout. Elle s’approcha du bord de l’eau, les pieds nus dans le sable. Une longue tête ocre apparut, suivie d’un corps qui serpenta jusqu’à elle.

- Bonjour, souffla la gitane en venant poser une main sur la tête lisse du Pokémon, lorsqu’il se dressa devant elle.

La décision avait été difficile, à l’époque. Que faire de ce majestueux Milobellus, dont le dresseur venait d’être assassiné sous ses yeux ? Rafaël avait voulu le confier à la Pension Pokémon, mais au dernier moment, elle s’était résignée : non, la Team Rocket y était trop présente, et ce pauvre Pokémon avait déjà bien assez connu l’univers des Team. Alors, elle l’avait gardé avec elle, des semaines et des mois dans le secret. Un beau jour, l’infirmière Joëlle de Roza, qui assurait un suivi régulier du Pokémon, l’avait mise en garde : le serpent de mer dépérissait à vue d’oeil et avait atteint une limite dangereuse. Si Rafaël n’intervenait pas, le Pokémon lui serait saisi. Pour quel avenir ? La question avait terrorisé Rafaël.

Alors elle l’avait relâché, loin des côtes et des touristes, dans ce petit bout de mer sauvage entre Marivon et Roza. La gitane avait vidé son sac, s’était excusée à de nombreuses reprises. Elle se sentait responsable de la détresse du Pokémon, même si elle n’avait pas été l’assassin de son dresseur. Et le pauvre Pokemon, rachitique, l’oeil morne, les écailles pâles, l’avait écouté sans mot dire, avant de disparaître dans l’eau et de remonter quelques secondes plus tard, comme perdu. Il était simplement resté là, immobile, à la fixer jusqu’à ce qu’elle rentre. Rafaël se souvenait de sa peur, à ce moment-là. Elle était revenue chaque soir, terrifiée à l’idée de retrouver le Pokémon en train de flotter à la surface, mort. Elle avait mit en péril ses missions, sa couverture, celle du Pokémon, pour le retrouver tous les soirs au même endroit. Il s’était même produit un miracle : un soir, alors que Rafaël scrutait l’horizon à la recherche du Pokémon eau, elle avait aperçu un bout d’écaille bleue, flottant un peu plus loin. Elle l’avait cru mort, et terrifiée, elle s’était enfoncée dans l’eau pour le rejoindre. Un miracle, puisque Rafaël avait une peur panique de l’eau et ne savait pas nager. Cela avait été fastidieux, voire catastrophique. Elle avait manqué de se noyer, ce qui se serait passé si, au dernier moment, Milobellus ne s’était pas réveillé de son état léthargique pour la récupérer et la ramener à la surface.
Depuis ce jour, un lien indéfinissable les unissait, et la jeune femme venait le retrouver ici tous les mois. Le Pokémon ne s’était jamais éloigné des côtes de l’île, du moins revenait-il toujours chaque mois. Il s’était remplumé, paraissait même parfois joyeux. Mais il y avait toujours sur son visage, comme une empreinte de ce qui lui était arrivé et qui ne partirait jamais. Rafaël connaissait bien ce regard ; elle avait le même.

Les mollets dans l’eau, la gitane caressait le Pokémon tout en lui racontant les derniers événements. Le dialogue avait beau être à sens unique, autant pour l’un que pour l’autre, se retrouver avait quelque chose d’apaisant pour les deux âmes. Ils pansaient leurs plaies, chacun comme il le pouvait.
Ils n’avaient pas d’avenir ensemble, simplement quelques moments, figés dans le temps.

Someone You Loved

Ces moments étaient toujours comme hors du temps.
Ni l’un ni l’autre ne regardaient à la dépense, les regards silencieux, les discours à sens unique et les caresses tendres les comblaient toujours autant. Ils se scannaient toujours d’un oeil attentif, chacun veillant sur l’autre à sa manière. Rafaël repéra quelques cicatrices sur les écailles brillantes du serpent de mer, mais l’oeil vif la rassura ; il allait bien. Il avait pris soin de lui.
Le Pokémon devait se dire la même chose.

Jusque quand tous deux resteraient-ils prisonniers de ces rencontres mensuelles ? La sbire se préparait toujours à ne plus l’apercevoir, lorsqu’elle se rendait sur la côte sauvage de Marivon. Mais au fond d’elle, il y avait toujours un espoir, toujours une angoisse, un attachement indéfectible. Et elle soupirait d’aise lorsqu’il apparaissait, soulagée.
Ils n’étaient pas prêts.

Sur le sable, Thane tourna la tête vers le lieutenant. Il venait souvent la chercher, dernièrement. Le Sablaireau regarda sa dresseuse puis émit un petit cri d’avertissement. Le soleil disparaissait à l’horizon ; la nuit tombait.

Le serpent et la gitane tournèrent la tête, Rafaël eut un léger sourire en apercevant Neel au loin. Elle se tourna vers le Pokémon, échangea un long regard avec lui. Les au-revoir ressemblaient toujours à des adieux, ni l’un ni l’autre n’était vraiment certain de se revoir le mois prochain. Il y avait toujours quelque chose d’inconfortable. De non-terminé.
Une page qui n’était pas tournée.

- Prends soin de toi, souffla la jeune femme en caressant sa joue lisse. À bientôt.

Un léger cri mélodieux lui répondit, le Milobellus lui souhaitant la même chose. Les Pokémon ne raisonnaient pas comme les humains, mais il y avait chez ces deux êtres un lien que tous deux ressentaient, sans réussir à décider s’il était bénéfique ou néfaste.

Rafaël rompit le lien la première, elle recula d’un pas. Elle avait retroussé le bas de son pantalon jusqu’aux mollets, malgré ça elle était trempée jusqu’au dessus des genoux. Ça piquait, un peu, mais elle le sentait à peine. Ses yeux gris ne lâchaient pas le Pokémon du regard, qui doucement glissait dans l’eau. Le lien visuel s’estompa, Milobellus disparut dans l’eau en même temps que le soleil, comme un songe qui s’effaçait à la nuit tombée. Thane appela sa dresseuse pour la guider vers la plage ; les lumières du port étaient loin, la côte était sombre. Une lueur se mit alors à briller contre ses jambes, éclairant l'eau noire du port pour l'escorter jusqu'à la plage sans qu'elle ne se blesse sur les rochers invisibles. Le souffle d’air glacé qui accompagnait cette lumière salvatrice lui fit réaliser qu’Ectoplasma était devenu bien protecteur envers elle.

Dans un bruit d’eau, Rafaël regagna le sable. Elle soupira doucement, comme pour revenir à la réalité. Thane la rejoignit aussitôt, l'air glacé se fit sentir contre son épaule. La brune sourit faiblement, puis regagna les réverbères.
Neel était là.

- Bonsoir, souffla-t-elle.


Merci d'être là.

Someone You Loved

L’escorte de Rafaël la mena jusqu’à lui. Ils s’écartèrent, à peine, lorsque Neel prit le relais. Le visage de la jeune femme se fendit d’un léger sourire, tendre mais effacé, comme elle. Elle appréciait sa douceur, leur relation.

Elle hocha la tête à sa question, sans un mot, rien qu’un morceau de sourire. Elle n’avait pas encore complètement déconnecté de ce moment avec le serpent de mer. Tandis qu’ils regagnaient le port, la gitane jeta un dernier coup d’oeil derrière elle. Il faisait trop sombre, mais elle était certaine de voir l’eau remuait.
Elle le sentait.

Vincent la serra davantage contre elle, la ramenant à la réalité. Rafaël posa les yeux sur lui, l’air interrogateur. Il semblait s’inquiéter, elle sourit à peine. Il était presque toujours là, à l’attendre. Elle n’avait pas besoin de le chercher. Comment définir leur relation ? En quelques mois, le lieutenant lui était devenu indispensable.

« Il est tard. Veux-tu aller dîner ? Ou directement rentrer te réchauffer ? »

La jeune femme posa doucement la tête contre son épaule en retour. Elle prit le temps de réfléchir quelques secondes.

- Nous pouvons aller dîner. Je ne crois pas avoir déjeuné, aujourd’hui.

Au laboratoire, elle levait rarement les yeux de ses recherches et ne sortait de là qu’à la nuit tombée. Il n’était pas rare qu’elle s’oublie un peu elle-même. Et puis, prolonger la soirée la sortirait de cette torpeur mélancolique.

- Allons dîner, répéta-t-elle, le ton plus décidé.

Je veux être avec toi.